Le sabre à 4 lames de Google dans la publicité ciblé par la Commission européenne


L’accord Jedi Blue sur la publicité digitale passé entre Google et Facebook fait l’objet d’une enquête par la Commission européenne.  Arnaud Cluzel, Associé chez AP Capital et Charles Agostinelli, Juriste contentieux économique chez Bruzzo Dubucq décrytent le sabre à 4 lames que s’est forgé Google avec cet accord.

Régulièrement accusés de tirer parti de leurs positions dominantes au sein de l’économie numérique, les géants de la technologie, les GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft) ne l’ont encore jamais été pour entente ou collusion. Cela pourrait changer avec l’examen approfondi de l’accord Jedi Blue entre Google et Facebook par la Commission européenne.

Un accord Jedi Blue conclu en septembre 2018

Le 11 mars 2022, la Commission européenne et l’Autorité de la concurrence britannique et des Marchés britannique (Competition and Markets Authority) ont ouvert des enquêtes parallèles à l’encontre de Facebook (devenu Meta) et Google pour un accord nommé « Jedi Blue » conclu par les deux poids lourds du numérique en septembre 2018. Ces enquêtes s’inscrivent dans le sillage d’une enquête américaine, ouverte fin 2020, à la suite d’une plainte conjointe des procureurs de 17 états fédérés relative à différentes pratiques anticoncurrentielles que Google aurait commises.


Google et Facebook sont soupçonnés d’avoir entravé le libre jeu de la concurrence sur le marché de l’header bidding

Quel est l’impact de l’accord Jedi Blue sur le marché de la publicité en ligne ? La Commission européenne soupçonne Google et Facebook d’avoir entravé le libre jeu de la concurrence sur le marché de la publicité en ligne, et plus précisément sur le marché de l’header bidding. Le mécanisme d’header bidding (ou « enchères d’en-tête ») consiste pour l’éditeur d’un site web à proposer à la vente aux enchères un ensemble d’espaces publicitaires à des intermédiaires appelés les « Supply-SidePlatform » ou « SSP ». Ces SSP doivent ensuite les proposer à l’acheteur le plus offrant, appelé le « Demand-SidePlatform »ou « DSP ».

Cette offre des SSP est accessible par le biais d’une plateforme digitale appelée « Ad Exchange », laquelle opère l’intermédiation entre les offres proposées par les SSP et les demandes formulées par les DSP. Jusqu’en 2016, Google proposait un service facilité d’header bidding, appelé l’open bidding et occupait une place prépondérante sur ce marché. Toutefois, l’essor grandissant d’un système similaire de publicité en ligne proposé par Facebook, le Facebook Audience Network (FAN), a fait craindre à Google une perte de vitesse de son propre système d’enchères, le poussant à se rapprocher de Facebook.

Des privilèges accordés par Google à la régie publicitaire de Facebook

Par l’accord Jedi Blue, Facebook s’engageait à se retirer du marché du header bidding, en contrepartie de quoi Google promettait, notamment, de favoriser la régie publicitaire de Facebook et de lui accorder certains privilèges sur son propre service. En effet, Facebook bénéficiait de la possibilité d’enchérir directement sur l’open bidding de Google, sans être contraint de passer par un intermédiaire, et avec une latence inférieure à celle accusée par les autres concurrents.

Facebook a pu remporter davantage d’enchères et réaliser des économies sur les commissions versées aux Ad Exchange et aux SSP

Ces privilèges accordaient en réalité un avantage concurrentiel de taille pour Facebook, lui permettant notamment de remporter davantage d’enchères et de réaliser des économies conséquentes sur les commissions normalement versées par les concurrents aux Ad Exchange ainsi qu’aux SSP. D’un point de vue plus macro, l’accord Jedi Blue aurait permis de neutraliser une technologie innovante – le header bidding – afin de maintenir un statu quo sur le marché des technologies publicitaires en ligne, dont les instruments les plus classiques, les Adwords et le Display, sont  largement dominés par les GAFAM.

En conséquence, l’accord permettait de maintenir des tarifs avantageux pour les plateformes historiques dominées par les GAFAM tant au niveau de l’acquisition d’espaces publicitaires auprès d’éditeurs, que de la revente desdits espaces à des annonceurs. Dès lors, cet accord a attiré l’attention de la Commission européenne ainsi que de l’autorité britannique de concurrence. Elles travaillent en collaboration pour relever une éventuelle violation du droit de la concurrence résultant de cet accord entre les deux firmes.

Le droit européen prohibe les ententes et les abus de position dominante

L’accord Jedi Blue est-il une entente anticoncurrentielle ? Le droit européen de la concurrence vise à maintenir une concurrence saine et effective sur le marché. Il prohibe, à cette fin, deux types de pratiques anticoncurrentielles, les ententes et les abus de position dominante. Selon la Commission européenne, les pratiques résultant de l’accord Jedi Blue pourraient « si elles sont prouvées (…) enfreindre les règles de concurrence de l’UE en matière d’accords anticoncurrentiels entre entreprises ou d’abus de position dominante. »

L’accord conclu entre Google et Facebook devrait être apprécié sous l’angle de l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne

En l’espèce, l’accord conclu entre Google et Facebook devrait être apprécié sous l’angle de l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) régissant les ententes anticoncurrentielles. Cet article 101 dispose que « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur. »

Ainsi, pour être caractérisée l’entente suppose la réunion de deux éléments, à savoir une concertation entre plusieurs entreprises ayant pour objet ou pour effet de restreindre le libre jeu de la concurrence. Y-a-t-il la présence d’un accord entre Google et Facebook ? La condition de concertation demeure satisfaite dès lors qu’un accord de volonté librement consenti entre deux ou plusieurs entreprises, qu’il soit exprès ou tacite, peut être démontré. La Commission européenne précise à ce titre qu’il doit être démontré que « les parties ont abouti à un consensus sur un projet qui limite ou est de nature à limiter leur liberté commerciale en déterminant leur ligne d’action ou d’abstention d’action mutuelle sur le marché ».

La preuve d’une concertation entre Google et Facebook ne devrait présenter aucune difficulté

Dans le cadre de l’enquête menée sur l’accord Jedi Blue, la preuve d’une telle concertation ne devrait présenter aucune difficulté en ce que cet accord a été formalisé par Google et Facebook, puis qu’il a été communiqué par les deux firmes à la Commission européenne pour évaluation. En conséquence, il revient à cette dernière d’en apprécier l’objet ou, à tout le moins, les effets anticoncurrentiels qui pourraient résulter de son application pour le faire tomber sous le coup de l’article 101 du TFUE.

Si l’accord Jedi Blue ne présente aucune nocivité sur le libre jeu de la concurrence, il faudra apprécier les conséquences sur le marché de la publicité en ligne

En pratique, quelles sont les conséquences de l’accord Jedi Blue sur le marché de la publicité en ligne ? L’article 101 du TFUE prohibe les ententes ayant pour objet ou pour effet de restreindre le jeu de la concurrence. Ce caractère alternatif suppose donc une appréciation de l’accord conclu entre les entreprises en deux étapes.  Dans un premier temps, la Commission devra apprécier l’objet de l’accord Jedi Blue, puis, si ce dernier ne présente aucune nocivité particulière sur le libre jeu de la concurrence, elle devra dans un second temps en apprécier les conséquences sur le marché de la publicité en ligne.

Les accords ayant pour objet de restreindre le jeu de la concurrence sont ceux dont la mise en œuvre conduirait nécessairement à restreindre la concurrence, si bien qu’il s’avère inutile de démontrer leurs effets concrets ou potentiels sur le marché. À titre d’exemple, sont considérés comme ayant un objet anticoncurrentiel, les accords visant à une répartition des marchés, ou encore à une fixation des prix en commun.

Quels sont les effets restrictifs de concurrence de l’accord entre Google et Facebook

Si la Commission européenne ne parvient pas à rapporter la preuve du caractère anticoncurrentiel de l’objet, alors elle devra examiner si, en pratique, l’accord est susceptible d’avoir des effets restrictifs de concurrence. Tel est le cas lorsque la pratique vient créer ou renforcer le pouvoir de marché des parties ou encore lorsqu’elle vient cristalliser des situations acquises au détriment du libre choix du consommateur.

Le Tribunal de Première Instance des Communautés européennes a précisé la méthode de comparaison le 2 mai 2006

Pour ce faire, il convient d’opérer une comparaison entre d’une part la situation économique et juridique en présence de l’accord et d’autre part la situation économique et juridique qui prévaudrait en l’absence de l’accord litigieux. À ce titre, le Tribunal de Première Instance des Communautés européennes a précisé cette méthode de comparaison dans un arrêt rendu le 2 mai 2006. Le tribunal a jugé que  « le jeu de la concurrence dont il s’agit doit être entendu dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l’accord litigieux, l’altération de la concurrence pouvant, notamment, être mise en doute si l’accord apparaît précisément nécessaire à la pénétration d’une entreprise dans une zone où elle n’intervenait pas ».

Enfin, pour être sanctionné au titre de l’article 101 du TFUE, l’accord litigieux doit avoir pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence sur le marché de manière « sensible ». Ainsi, de nombreux points sont pris en considération pour apprécier ce caractère sensible, et notamment la part du marché concernée par l’entente, la gravité de la pratique ou encore l’importance des entreprises concernées par l’entente.

Les dommages infligés à l’économie seraient considérables

Quels sont les dommages à l’économie, et quelles sont les réparations envisageables ? Si les suspicions de la Commission venaient à être confirmées – même partiellement concernant les conditions préférentielles dont jouirait Facebook -,  les dommages infligés à l’économie par cet accord seraient considérables.

Google se serait forgé un sabre à quatre lames avec l’accord Jedi Blue

Il ne s’agirait pas d’entente classique entre concurrents, mais d’une entente entre  conglomérats, qui tiennent des positions dominantes sur de nombreux pans de l’économie numérique. Google se serait forgé un sabre à quatre lames. En première lame, l’accord Jedi Blue aurait permis à Google d’évincer de nombreux concurrents dont Facebook lui-même du segment de marché naissant du header bidding.

À cet égard, les dommages de l’entente ne sont guère différents de ceux des abus de positions dominantes  commis plus classiquement par les GAFAM, à savoir la perte de valeur ou la disparition des fonds de commerce des concurrents directs de Google sur le segment du header bidding.

L’accord aurait permis à Google de maintenir sa mainmise sur les technologies publicitaires

En deuxième lame, l’accord Jedi Blue aurait permis à Google de maintenir sa mainmise sur le marché des technologies publicitaires en neutralisant le développement d’une alternative concurrentielle (le header bidding) aux services sur lesquels Google est déjà en position ultra dominante, les autres services Display ou le service Adword par exemple.

L’accord aurait permis à Google et Facebook de maintenir leurs prix auprès de l’ensemble des éditeurs d’espaces publicitaires

Autrement dit, l’ensemble des concurrents de Google sur le marché des technologies publicitaires au sens large ont subi une perte de chance de profiter d’une reconfiguration de marché moins favorable à Google pour accroître leur marge. En troisième lame, l’accord Jedi Blue aurait permis à Google et Facebook de maintenir leurs prix auprès de l’ensemble des éditeurs d’espaces publicitaires s’adressant à eux , sachant que Facebook Audience Network, Google Display Network et Admob figurent parmi les principaux acteurs mondiaux de la publicité display.

À cet égard, l’accord Jedi Blue s’assimile à des pratiques de cartel. Les éditeurs internet diffuseurs d’espaces publicitaires peuvent donc demander réparation des gains manqués liés aux prix d’acquisition d’espaces publicitaires artificiellement bas qu’ont pu maintenir ces deux acteurs sur l’ensemble de leurs activités publicitaires.

Google et Facebook auraient eu des pratiques de cartel

En quatrième lame, l’accord Jedi Blue aurait permis à Google et Facebook de maintenir leurs prix auprès de l’ensemble des annonceurs s’adressant à eux. Il s’agit également de pratiques de cartel. Les annonceurs peuvent donc demander réparation des surcoûts d’achats d’espace publicitaire qu’ils ont subis du fait de l’accord de Google et Facebook en supprimant une nouvelle concurrence qui aurait fait baisser les prix.

Facebook a pu gagner des parts de marché via un système d’enchères inéquitable

De son côté, Facebook – en bénéficiant de conditions préférentielles  – a mené une concurrence déloyale par rapport à des sociétés qu’il concurrence dans d’autres activités. Il s’agit par exemple des réseaux sociaux, de la réalité augmentée, de la réalité virtuelle, des métavers, des jeux en ligne, etc. Ces conditions préférentielles ont notamment pu permettre à Facebook de gagner des parts de marché via un système d’enchères inéquitable. À ce titre ses principaux concurrents seraient en droit de demander réparation des marges perdues ou -à titre collectif – des gains indus réalisés par Facebook grâce aux conditions préférentielles.

En d’autres termes, cet accord nuirait à l’ensemble de l’écosystème de l’économie numérique, des entreprises de technologies publicitaires concurrentes (au premier rang desquelles celles proposant du header bidding), aux diffuseurs d’espace publicitaires (régies publicitaires, sites internet de création de contenu, réseaux sociaux…), en passant par les annonceurs (toutes sortes de sociétés – qu’elles produisent du contenu physique ou numérique – qui promeuvent leur activité par internet) et les concurrents directs de Facebook (réseaux sociaux, éditeurs, développeurs de jeux vidéo, constructeurs de casques de réalité virtuelle, etc.).

Une enquête à suivre de près

Et bien entendu, les effets de cet accord ne connaîtraient pas de frontières ou de nationalité. L’enquête est donc à suivre de près. Si des décisions de condamnation interviennent dans les mois à venir, les victimes de cet accord entre entreprises pourront saisir les tribunaux compétents d’une action en réparation en responsabilité civile. Cette action sera grandement facilitée par les règles européennes qui aboutissent à présumer la faute de l’auteur d’une infraction concurrentielle.

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