« La mise à disposition massive des décisions de justice aura plus d’effets négatifs que positifs »


Libérer massivement l’accès aux décisions de justice aurait plus de conséquences négatives que positives considère Jacques Lévy Véhel, Président de Case Law Analytics [Analyse de la jurisprudence], une startup qui analyse les décisions de justice grâce à l’intelligence artificielle. Pour lui, il faut traiter les décisions de justice avec les mêmes précautions que des données de santé.

La Revue du Digital : les startups de la legaltech ont-elles facilement accès aux décisions de justice ?
Jacques Lévy Véhel, Président de Case Law Analytics : les décisions de justice ne devraient pas être publiquement disponibles en totalité ou en masse, de façon aisée. Il n’y a pas de raison que les startups  de la legaltech aient un accès privilégié aux décisions de justice. A l’heure actuelle, il n’est pas possible d’anonymiser ces décisions de façon fiable et automatique, c’est-à-dire en rendant impossible toute ré-identification.
On rendrait alors accessibles sur internet des informations personnelles, la plupart du temps sensibles. Personne n’envisagerait de mettre à disposition des données médicales, même à des startups du domaine. Garder à l’esprit la comparaison entre la santé et la justice me semble utile. Les professions liées au domaine médical peuvent travailler avec des données en masse mais après toutes sortes de démarches pour obtenir des autorisations pour les utiliser. Même si, actuellement, la plupart des décisions peuvent être obtenues auprès des juridictions, c’est très différent de devoir faire une demande pour une décision individuelle et de disposer d’une masse de données en un clic. 

« Mettre à disposition des décisions en masse conduira inévitablement à des traitements statistiques qui auront plus d’effets négatifs que positifs »

La Revue du Digital : pourquoi être opposé à l’accès en masse aux décisions de justice ?
Jacques Lévy Véhel : mettre à disposition des décisions en masse conduira inévitablement à des traitements statistiques qui auront plus d’effets négatifs que positifs. Si on peut classer des films de cinéma selon leur popularité, classer des juridictions ou des avocats suivant leur « performance » me semble poser problème.
Malheureusement, l’histoire montre que la facilité est toujours privilégiée, et ce type de classement apparaîtra très vite, comme c’est le cas par exemple aux USA. Ces classements seront entachés d’une multitude de biais bien connus, que le public n’aura pas les moyens de détecter. Est-ce qu’un avocat qui défend des entreprises qui ont commis une infraction et dont le but est de réduire le montant des condamnations prononcées sera mal classé parce qu’il « perd » tous ses procès ? Ou bien, au contraire sera-t-il très bien classé car il divise par exemple par 10 les montants qui devront être versés par son client ?
Est-ce qu’on peut de façon sensée comparer les montants accordés pour une prestation compensatoire par un juge aux affaires familiales qui officie à Versailles  à ceux donnés par un juge de la cour d’appel de Douai ? Comment redresser les montants pour ajuster la différence évidente entre les populations qu’ils ont à considérer ? On pourrait multiplier les exemples. Les statistiques donneront une vision simpliste et faussée de la réalité, et les corriger est complexe même pour des professionnels du droit travaillant avec des statisticiens. 

Il serait utile d’avoir des échantillons significatifs des décisions des tribunaux judiciaires, des conseils de prud’hommes et de tribunaux de commerce

La Revue du Digital : quelles données de justice devraient être libérées le plus rapidement ?
Jacques Lévy Véhel : obtenir des échantillons significatifs des décisions de toutes les juridictions serait utile. Cela concerne en particulier les décisions des tribunaux judiciaires, des conseils de prud’hommes et de tribunaux de commerce.

La Revue du Digital : quels services de la justice devraient être informatisés rapidement ?
Jacques Lévy Véhel : tous les services ont des besoins énormes. Il est difficile de poser une hiérarchie.


La Revue du Digital : traiter les données de justice par informatique devrait permettre d’en tirer des enseignements pour les justiciables. Quels types d’enseignements seraient utiles ?
Jacques Lévy Véhel : l’informatique seule ne suffit pas, il faut y adjoindre des modèles mathématiques. Cette combinaison permet déjà de tirer des enseignements très utiles, sur la chronologie des affaires, les comportements des magistrats et des avocats, etc.

La Revue du Digital : est-ce que l’intelligence artificielle pourrait apporter des informations intéressantes ?
Jacques Lévy Véhel : l’intelligence artificielle a déjà apporté des informations intéressantes. Par exemple, en modélisant le processus de décision des magistrats, on peut quantifier précisément divers effets. On a quantifié des effets de seuil qui font qu’une cour considérera une clause de non concurrence comme étant valide dès que le montant de sa rémunération dépasse une certaine valeur. Idem pour des effets d’inversion, avec le fait que le montant d’une prestation compensatoire commence par augmenter avec la durée du mariage, puis qu’elle diminue quand celle-ci devient trop grande. Etc. Modéliser le processus de décision judiciaire permet de détecter et de tenter de corriger d’éventuels biais, ou au contraire de vérifier que les pratiques sont conformes à ce qui est souhaitable.

« Viser une convergence totale, une prévisibilité complète ou faire des comparaisons entre les magistrats ne serait pas rendre service aux justiciables »

La Revue du Digital : pensez-vous qu’un jour il sera possible d’effectuer une comparaison entre tribunaux, entre magistrats, afin d’effacer ce côté « roulette russe » du passage devant la justice ?
Jacques Lévy Véhel :
rendre la justice est une activité éminemment humaine. Même s’il est bien sûr souhaitable que les biais soient atténués, viser une convergence totale, une prévisibilité complète ou faire des comparaisons entre magistrats ne serait pas rendre service aux justiciables. Ceux-ci veulent être jugés par des humains, pas par des machines. Le prétendu côté roulette russe tient certainement en partie à des différences entre les appréciations des juges, mais aussi aux performances des avocats, qui peuvent être variables dans le temps, et à des écarts qui peuvent paraître minimes entre les dossiers, mais qui sont en réalité importantes. Des études montrent que, même s’il est vrai qu’une certaine proportion de juges peut avoir tendance à trancher préférentiellement dans un sens, la plupart du temps, les variations des décisions d’un même juge sont plus significatives. Un magistrat ne prendra pas la même décision sur le même dossier à des dates différentes. Préserver ce côté humain est crucial.

La Revue du Digital : comment évolue le contentieux entre certaines startups et les magistrats ou les avocats, au sujet de l’accès aux décisions de justice ?
Jacques Lévy Véhel : Je ne suis pas concerné par cette question.

La Revue du Digital : l’accès aux décisions de justice est il gratuit aujourd’hui et de manière informatique ? Sinon, faut-il changer cela ?
Jacques Lévy Véhel : l’accès en ligne à des décisions en masse est partiel et payant. L’accès ponctuel est parfois gratuit quand la décision est disponible. Dans la mesure où un accès en masse permettra de créer de la valeur après retraitement, on ne voit pas pourquoi celui-ci devrait être gratuit. 

Les Legaltech marient les technologies et le juridique

Jacques Levy-Vehel, Président de Case Law Analytics

La startup Case Law Analytics utilise l’intelligence artificielle afin de quantifier le risque juridique. Elle modélise le processus de décision judiciaire pour présenter l’ensemble des décisions qui seraient prises sur un dossier donné. La solution s’adresse aux professionnels afin de prendre des décisions éclairées à partir de la jurisprudence. La société a été créée en septembre 2017. Elle emploie 18 personnes dont des juristes, des mathématiciens et des développeurs logiciels. La startup a réalisé une levée de fonds de 2 millions d’euros en juillet 2019, auprès des fonds Siparex, Sodero, Syllex, Allianz et Bamboo. La startup est située au 5 rue Olympe de Gouges à Nantes.

Une réaction sur “« La mise à disposition massive des décisions de justice aura plus d’effets négatifs que positifs »” :

  1. Publicité

    La petite différence entre les données de santé et les décisions de justice, qui explique la différence de traitement, c’est que les décisions de justice sont… Publiques ! Donc on est bien d’accord, personne ne doit avoir d’accès privilégié mais toutes les décisions doivent être publiées en vertu de cette publicité et de la loi Lemaire…

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